FRAGILITÉ ou ce que les héros triomphants nous font oublier
- laulalberth
- 25 juil.
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Dernière mise à jour : 27 juil.
Ce matin, je dois passer aux aveux. Devant un juré de grands écrivains, après des nuits sans sommeil, je me rends à l’évidence, pieds et poings liés, esprit et cœur déliés. Tant que je ne le reconnaîtrais pas, tout ce que j’aurais beau écrire sera fade et sans intérêt.
Je résiste. Ultime aveu de force. Une fanfaronnade de trop. Mon entourage m’y encourage. Abreuvés de figures héroïques triomphantes, il est des indécences qui ne se pensent plus.
Je leur tourne le dos et soutiens les mots des grands auteurs face à moi. Pensant à Shakespeare, Dostoïevski, Zola ou Proust, que me vient-il à l’esprit ? Héros de la littérature ? Puissance d’écriture ? Œuvres majeures ? Roman fleuve ? Non, non et non ! Les nuits en lecture n’ont-elles donc servi à rien ? Regarde-les bien dans les mots, me dis-je. Regarde, ils nient, froncent le vocable. Tu n’y es pas. Regarde-les bien dans les mots.
Longtemps, Marcel « s’est couché de bonne heure ». Etienne suivait « seul la grande route de Marchiennes à Montsou (…), il ne voyait même pas le sol noir ». A chaque fois qu’il passait devant sa logeuse, Rodion « éprouvait une sorte de sensation de malaise et de crainte dont il avait honte et qui le faisait se rembrunir ». Que des hommes d’une essence de verre, made of a « glassy essence ».

But man, proud man — Drest in a little brief authority — Most ignorant of what he's most assured — His glassy essence (Measure for measure, Act II, scene 2)
Mais l’homme, l’homme vaniteux ! — Drapé dans sa petite et brève autorité — Connaissant le moins ce dont il est le plus assuré — sa fragile essence (Traduction de Victor Hugo)
Alors, soulagé et encouragé, je l’avoue. Je suis fragile, si fragile depuis ma naissance, frêle et dépendant, vulnérable. « We are all frail ». Je le pleure. Je le confesse. Je le proclame. Ma nature est de verre. Je ne peux la cacher. Mon cerveau se brise au moindre choc émotionnel. Pour me protéger, il rompt les connexions synaptiques de la raison, et c’est le trauma. Mon corps, lui, saigne à la première blessure. Ma peau s’entaille à la moindre atteinte.
Argent, réussite, pouvoir et érudition. Délits de fuite. Mensonges à nous-même, aux autres. Illusion collective. Hallucination partagée. Le héros triomphant nous fait oublier notre fragilité.
Et pourtant, depuis la nuit des temps, les grands écrivains nous le disent, pas de héros véritable s’il n’est vulnérable, et ajoutons, sans fragilité de l’auteur. Le fort n’est pas celui qui nie sa fragilité mais se l’avoue et s’en nourrit.
Pauvre de moi ! S’il veut vivre, mon personnage ne peut être qu’aussi fragile que moi, de la même nature, de mon essence. Je résiste. La honte persiste. Héritage encombrant, paralysant. Mais je dois m’y résoudre, l’accepter, et chérir cet état d’homme, « my glassy essence ». Je suis fragile.
Fragile car de chair. L’os dur est inerte. Mais la chair, vivante, se déchire aisément.
Fragile car fait d’émotions qui me submergent, me terrassent.
Fragile car dépendant de l’autre, du groupe. Moi n’existe pas. Je nais, je vis en l’autre, par l’autre, dans le partage et la transmission.
Fragile car mouvant, changeant. Je me renouvelle au rythme de mes cellules. Tous les sept ans, je suis un autre.
Fragile… car impermanent…
Mais fragilité n’est pas faiblesse. Fragilité rime avec virilité et muliérilité. La fragilité attire. La faiblesse répugne. La fragilité appelle le courage. La faiblesse, le châtiment. En niant leur fragilité, les personnages en deviennent faibles.
Faibles car sans fond, la forme l’ayant terrassé.
Faibles car privés de réel, perdu dans le virtuel.
Faibles car sans racines, sans liens à l’autre, au lecteur.
Faibles car coupables d’invulnérabilité…
Mais oublions ceux-là ! Et ruons-nous vers notre fragilité intime, cette contrée accessible où naissent les personnages qui refusent de devenir des héros mais peuplent les grands romans. Et concluons par les mots de Jean-Claude Carrière dont l’ouvrage « Fragilité » a inspiré ce billet. « Si l’héroïsme triomphant nous éloigne les uns des autres, car il n’y a pas de place pour deux sur un pavois, la fragilité que nous partageons nous rapproche. »

Acceptons notre fragilité. Revendiquons-la. Soyons frêles mais souples. La fragilité nous rapproche les uns des autres, alors que la force nous éloigne", J.- C. C. Jean-Claude Carrière est scénariste, dramaturge et écrivain. Il est notamment l'auteur d'Einstein, s'il vous plaît et, avec Thibault Damour, d'Entretiens sur la multitude du monde.
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